lundi 24 novembre 2008

Les Droits de l'Homme comme Droits de propriété (Murray Rothbard)



[164]

Les sociaux-démocrates* veulent conserver le concept de “Droits” pour des “Droits de l’homme” tels que la liberté d’expression par exemple, mais se refusent à l’appliquer à la propriété privée[165]. Pourtant, le concept de Droits n’a de sens que si on les entend comme des Droits de propriété. Car non seulement il n’existe pas de Droits de l’homme qui ne soient en même temps des Droits de propriété, mais les Droits de l’Homme perdent leur caractère précis et absolu quand ils ne sont pas fondés sur le critère des Droits de propriété.

Disons d’abord que les Droits de propriété sont identiques aux Droits de l’homme de deux manières : premièrement, il n’y a que les hommes pour posséder des biens, de sorte que leurs Droits sur la propriété sont des Droits d’êtres humains ; deuxièmement, le Droit de la personne sur son propre corps, sa liberté personnelle, est un Droit de propriété dans sa propre personne aussi bien qu’un “Droit de l’homme”. Mais ce qui importe surtout pour notre propos actuel, c’est que les Droits de l’homme, s’ils ne sont pas formulés en termes de Droits de propriété, se révèlent vagues et contradictoires, ce qui amène les socialistes à les atténuer au nom des “politiques publiques” ou de “l’intérêt général”. On me permettra de citer ce que j’ai écrit dans un autre ouvrage :

“Prenons par exemple le ‘Droit de l’homme’ qu’est la liberté d’expression. On présume que la liberté d’expression signifie le Droit de chacun de dire ce qu’il veut. Mais on néglige la question de savoir où. Où un homme a-t-il ce Droit ? Certainement pas sur une propriété où il s’est introduit sans autorisation. Autrement dit, il n’a ce Droit que sur sa propre propriété ou sur la propriété de qui a consenti à l’accueillir, soit gracieusement soit en vertu d’un contrat de location. En fait, il n’existe aucun Droit particulier ‘à la liberté d’expression’ ; il n’y a que le Droit général de propriété, qui est le Droit d’un homme de faire ce qu’il veut de sa propriété et de signer des contrats volontaires avec d’autres propriétaires”[166].

Bref, il n’existe pas de “Droit à la liberté d’expression” ; ce que l’on a, c’est le Droit de louer une salle et de parler aux personnes qui en franchissent le seuil. Il n’y a pas de “Droit à la liberté de la presse” ; ce que l’on a, c’est le Droit de rédiger et de publier un écrit, et de le vendre à qui est disposé à l’acheter (ou de le distribuer gratuitement à ceux qui l’accepteront). Ainsi, dans chacun de ces cas, les Droits dont on est titulaire sont des Droits de propriété, qui incluent la liberté contractuelle et la liberté de céder sa propriété. Il n’y a pas de “Droit à” la liberté d’expression ou à la liberté de la presse qui s’ajouterait aux Droits généraux de propriété dont on dispose.

De plus, le concept même de Droit sort affaibli de la confusion qui entoure une analyse formulée en termes de “Droit à la liberté d’expression” plutôt qu’en terme de Droits de propriété. Le juge Holmes en a fourni une illustration célèbre : personne, affirmait-il, n’a le Droit de crier “Au feu!” sans raison dans un théâtre bondé, d’où il s’ensuivrait que le Droit à la liberté d’expression n’est pas absolu mais doit être atténué par des considérations “d’ordre public”[167]. Or, si nous analysons la question en termes de Droits de propriété, nous verrons qu’il n’y a rien là qui justifie d’affaiblir le caractère absolu des de ces Droits[168].

Logiquement, en effet, celui qui a poussé le cri est soit un client, soit le propriétaire du théâtre. Si c'est le propriétaire, il a violé le Droit de propriété que ses clients détiennent sur la jouissance tranquille du spectacle, pour lequel il s’est fait payer. Si c’est un client qui crie, il viole à la fois le Droit de propriété des autres clients sur le spectacle et le Droit du propriétaire car il ne respecte pas les conditions de sa présence dans les lieux, qui incluent certainement de respecter les Droits du propriétaire en s’abstenant de troubler le spectacle qu'il présente. D'une manière ou d'une autre, donc, le trouble-fête est passible de poursuites pour atteinte au Droit de propriété ; et le fait de concentrer notre attention sur les Droits de propriété en jeu montre bien que la difficulté suggérée par Holmes ne requiert nullement que la loi mutile la nature absolue des Droits.

Dans une critique mordante de l'argument de Holmes concernant celui qui crie “au feu” dans un théâtre bondé, le juge Hugo .iB.Black, Hugo;, bien connu pour sa conception absolutiste de la liberté d'expression, a bien montré comment celle-ci est ancrée dans les Droits de propriété privée. Il écrivait :

“Je suis allé au théâtre avec vous hier soir. J'ai l'impression que si vous et moi nous étions levés pour divaguer dans la salle durant le spectacle, nous aurions été arrêtés. Personne n'a jamais soutenu que que le premier amendement** donne aux gens le Droit d'aller où ils veulent dans le monde et de dire n'importe quoi. L'achat des billets de théâtre ne procurait pas le Droit d'y faire un discours. Nous avons un système de propriété dans ce pays, qui est aussi protégé par la Constitution. Il implique qu'un homme n'a pas le Droit de faire tout ce qu'il veut n’importe où. Par exemple, je ne me sentirais pas très bien disposé envers quelqu'un qui prétendrait venir dans ma maison en arguant de son Droit constitutionnel d’y prononcer un discours contre la Cour Suprême. Je sais que les gens sont libres de faire des discours contre la Cour Suprême, mais je ne veux pas que ce soit dans ma maison”.

“C'est une jolie formule que cette histoire de crier ‘au feu’ dans un théâtre bondé. Mais vous n'êtes pas obligé de crier ‘au feu’ pour être arrêté. Si quelqu'un trouble la paix du théâtre, il sera appréhendé non pas pour le contenu de ce qu'il a hurlé mais pour le simple fait d’avoir hurlé. Il sera appréhendé non pas à cause de ses opinions mais parce que l'on estime qu'il n'a rien à dire que l'on veuille entendre à cet endroit-là. Telle serait ma réponse : non pas à cause de ce qu'il a crié mais parce qu'il a poussé un cri”[169].

Dans les années soixante, le théoricien politique français Bertrand de Jouvenel avait soutenu que des limites à la liberté d'expression et au Droit de s’assembler étaient nécessaires du fait de ce qu'il appelait le “problème du président d'assemblée” : comment répartir le temps de parole ou l'espace dans une assemblée, dans un journal ou à l'antenne quand les intervenants croient avoir un “Droit” à la liberté d’expression qui implique l’utilisation de la ressource en cause[170] . Mais ce que Jouvenel n'a pas vu, c'est justement la solution que nous proposons au problème du président d'assemblée, qui consiste à reformuler le concept de Droits en termes de propriété privée plutôt qu'en termes de liberté d'expression ou de liberté de s’assembler.

En premier lieu, remarquons comment chacun des exemples de Jouvenel — le participant à une assemblée, celui qui envoie un article au courrier des lecteurs, ou celui qui veut participer à une émission de radio — se réfère à une situation où la ressource rare, temps ou espace, est offerte gratuitement, sans qu'un prix en soit demandé. Se pose alors ce que les économistes appellent “le problème du rationnement”. L’emploi d'une ressource rare et utile doit être réparti, qu'il s'agisse du temps de parole au pupitre de l'orateur, du temps d'antenne ou de l'espace dans un journal. Quand la ressource est gratuite, quand elle ne coûte rien, la demande de temps ou d'espace sera forcément très en excès de l'offre, moyennant quoi la conscience d'une “pénurie” est inévitable. Comme c'est toujours le cas quand des prix trop bas ou inexistants causent des pénuries et des files d'attente, les consommateurs dont la demande reste insatisfaite se sentent frustrés et irrités de ne pas avoir accès à des ressources sur lesquelles ils croient avoir un “Droit”.

Une ressource rare dont l’utilisation n'est pas répartie par la procédure des prix doit être rationnée d'une autre manière par son propriétaire. D'ailleurs, dans les exemples de Jouvenel, des prix pourraient fort bien assurer le rationnement si les propriétaires le voulaient. Le président d'assemblée pourrait mettre aux enchères les temps de parole à la tribune et les céder aux plus offrants. Le producteur d'une émission radiophonique pourrait faire la même chose. (C'est bien du reste ce que les chaînes font quand elles vendent du temps d'antenne à des annonceurs particuliers). Alors, les pénuries disparaîtraient et avec elles les sentiments de frustration devant la fausse promesse de “l’égalité d'accès” au journal, à la tribune, à l'antenne...

Le fait fondamental est que, dans tous les cas, le propriétaire doit nécessairement répartir l’utilisation de sa ressource, que ce soit par des prix ou d’une autre manière. Le propriétaire du programme ou du poste de radio (ou son mandataire) loue ou donne le temps d'antenne à sa guise. Le propriétaire du journal ou son rédacteur en chef distribue l'espace aux correspondants selon son bon plaisir. Le “propriétaire” de l'assemblée ou son mandataire, le président, distribue les temps de parole comme il lui plaît .

Le fait que la propriété est la clé ultime de la répartition fournit la solution au problème de Jouvenel. En effet, celui qui envoie une lettre au courrier du lecteur n'est pas propriétaire du journal ; il n'a donc aucun Droit à être publié, il ne peut que formuler une demande que le propriétaire a le Droit absolu de rejeter ou de satisfaire. Celui qui demande la parole à une assemblée n'y a pas Droit, il formule seulement une demande sur laquelle le propriétaire ou son mandataire se prononcera. La solution consiste donc à donner au “Droit à la liberté d'expression” ou au “Droit de s’assembler” un nouveau sens axé sur le Droit de propriété privée plutôt que sur l'idée vague et, comme Jouvenel le démontre, non-opérationnelle d'un quelconque “Droit égal à” du temps ou de l'espace. C'est seulement quand il est conçu comme un simple cas particulier du Droit de propriété que le “Droit à la liberté d'expression” retrouve son caractère valide, opérationnel et absolu.

On le voit bien dans ce “Droit de démarcher les gens” que proposait Jouvenel. Il y a, écrit-il, “un sens dans lequel la liberté d'expression peut être exercée par tous et chacun : c'est le “Droit de démarcher”, c'est-à-dire d'aborder des gens, de tenter de les convaincre, puis de les rassembler dans une salle et, ainsi, de se ‘constituer une assemblée’. Là, Jouvenel. frôle la solution mais sans bien la voir. Ne dit-il pas que, pour être valide et opérationnel, le “Droit à la liberté d'expression” se résout dans le Droit de parler aux gens, de tenter de les convaincre, de louer une salle pour s'adresser à ceux qui choisissent d’y venir, etc. ? Or, dans cette acception-là, la liberté d'expression n’est qu’un élément du Droit général qu’une personne détient sur sa propriété. (A condition, bien évidemment, de ne pas laisser de côté le Droit de ne pas être importuné pour qui ne le souhaite pas, bref le Droit de ne pas écouter). Car le Droit de propriété inclut le Droit d’utiliser sa propre propriété et de conclure des contrats et des échanges d’un commun accord avec d’autres propriétaires. Le “démarcheur” jouvenélien qui loue une salle de réunion et prend la parole devant son assistance n’exerce pas une vague “liberté d’expression” mais une part intégrale de son Droit général de propriété. Jouvenel le dit presque quand il met en scène ses deux protagonistes, Primus et Secundus :

“Primus […] a peiné pour rassembler son auditoire. Voici qu’un étranger, Secundus, arrive et, au nom du doit à la liberté d’expression, réclame le Droit de s’adresser à cette assemblée. Primus doit-il lui céder la tribune ? J’en doute. Il peut répondre à Secundus : ‘C’est moi qui ai fait cette assemblée. Tu peux t’en aller et faire la même chose.”

Exactement. Autrement dit, Primus est propriétaire de l’assemblée ; il a loué la salle, convoqué la réunion et en a fixé les règles ; ceux qui n’aiment pas ces conditions sont libres de ne pas assister ou de sortir. Primus détient un Droit de propriété qui lui permet de prendre la parole quand il le veut ; Secundus, n’ayant aucun Droit de propriété sur l’assemblée, n’a non plus aucun “Droit à la parole”.

Plus généralement, on constate l’affaiblissement des Droits dans les cas où la propriété est mal localisée, où les Droits de propriété sont brouillés. Les problèmes de liberté d’expression, par exemple, sont endémiques dans les rues qui appartiennent aux hommes de l’Etat : le gouvernement doit-il autoriser les manifestations politiques dont il prétend qu’elles gêneront la circulation et répandront des tracts sur la chaussée ? Ces problèmes qui semblent remettre en cause l’absolutisme de la liberté d’expression sont, en fait, uniquement dus au défaut de délimiter les Droits de propriété. Car les rues, en général, appartiennent aux hommes de l’Etat, qui sont alors dans la position du président d’assemblée. Comme n’importe quel propriétaire, ils se trouvent confrontés au problème de l’allocation de leurs ressources rares. Supposons que la manifestation de rue doive provoquer un embouteillage ; alors, la décision des hommes de l’Etat ne concerne pas tant une question de liberté d’expression qu’une simple question d’affectation de la rue par son propriétaire.

Notons bien qu’aucun problème ne se poserait si les rues appartenaient à des particuliers et à des entreprises privées — ce qui serait le cas de toutes les rues dans une société libertarienne —, car alors, comme tout autre bien en propriété privée, les rues pourraient être louées ou prêtées à des individus ou à des groupes privés souhaitant y organiser des manifestations. Dans une société purement libertarienne, on n’aurait pas plus le “Droit” d’utiliser la rue de quelqu’un que celui de détourner la salle de réunion d’autrui ; dans chacun des cas, le seul Droit est un Droit de propriété, consistant à louer la ressource nécessaire avec son argent, si tant est que le propriétaire y consente. Bien sûr, aussi longtemps que les rues demeurent propriété étatique, la situation conflictuelle demeure insoluble, car ce régime implique que tous nos autres Droits de propriété, incluant la liberté d’expression, de s’assembler, de distribuer des tracts, etc., seront entravés et limités par la nécessité continuelle de traverser et d’emprunter les rues appartenant aux hommes de l’Etat et que ceux-ci peuvent décider de fermer, ou d’en limiter l’usage de toutes sortes de manières. Si le gouvernement autorise la manifestation dans la rue, il restreindra la circulation ; s’il interdit la manifestation pour maintenir une circulation fluide, il limitera la liberté d’accès à ses rues. D’une manière ou d’une autre, quelle que soit la décision prise, les “Droits” de certains contribuables en sortiront diminués.

L’autre endroit où l’imprécision des droits et la localisation incertaine de la propriété créent des conflits insolubles se trouve dans les assemblées étatiques (et leurs “présidents”). Comme nous l’avons en effet noté, quand un homme ou un groupe louent une salle et nomment un président d’assemblée, on voit tout de suite où se situe la propriété et Primus l’emporte. Mais qu’en est-il d’une assemblée étatique ? A qui appartient-elle ? Personne ne le sait vraiment, ce qui fait qu’il n’y a pas de manière satisfaisante et non-arbitraire de décider qui parlera et qui ne parlera pas, ce qui sera décidé et ce qui ne le sera pas. Il est vrai que l’assemblée de l’Etat s’organise selon ses propres règles, mais qu'arrive-t-il si celles-ci n’obtiennent pas l’assentiment d’une part importante des citoyens ? On ne peut trouver de réponse satisfaisante puisque la localisation de la propriété n’est pas claire. Autrement dit, quand on considère un journal ou une émission de radio, il est clair que l’auteur de la lettre et le participant en puissance sont des demandeurs, et que le directeur ou le réalisateur sont les propriétaires à qui revient la décision. Dans le cas d’une assemblée étatique, nous ne savons pas qui est propriétaire. L’homme qui demande la parole à une assemblée municipale prétend à un statut de co-propriétaire mais il n’a établi aucun titre de propriété ni par l’achat ni par l’héritage ni par la découverte, comme cela se fait dans tous les autres domaines.

Revenons à la question des rues où d’autres problèmes contrariants se posent, qui seraient rapidement résolus dans une société libertarienne, parce que tout y est une propriété privée clairement délimitée. Ainsi, dans le régime actuel, un conflit perpétuel oppose le “Droit” des contribuables qui veulent avoir accès aux rues appartenant aux hommes de l’Etat et la volonté des résidents de nettoyer les rues de leur quartier d’éléments qu’ils considèrent comme “indésirables”. Dans plusieurs quartiers de New York, par exemple, on voit des manifestations quasi-hystériques de résidents qui s’opposent à l’installation de restaurants McDonald et dont le recours au pouvoir des autorités locales à ces fins est souvent couronné de succès. Ce sont évidemment là des atteintes caractérisées au Droit de propriété de la société MacDonald sur les immeubles qu’elle a achetés. Mais les résidents ont quand même quelques arguments : l’amoncellement de détritus et la venue d’individus “indésirables” attirés par le restaurant et qui se retrouveront alentour, c’est-à-dire dans les rues. Bref, ce à quoi, au fond, les résidents s’en prennent, ce n’est pas tellement au Droit de propriété de McDonald qu’à ce qu’ils considèrent comme une “mauvaise” utilisation des rues étatisées. Leur grief vise en somme les “Droits de l’homme” qui permettent à certaines personnes d’emprunter à leur guise les rues accaparées par les hommes de l’Etat. Mais en tant que contribuables et citoyens, les “indésirables” aussi ont le “Droit” de marcher dans la rue, et ils n’ont d’ailleurs pas besoin d’un McDonald pour se rassembler où ils veulent. Dans la société libertarienne, où toutes les rues seraient privées, le conflit se résorberait sans atteinte aux Droits de propriété de qui que ce soit : ce sont les propriétaires des rues qui auraient le Droit de choisir qui y aura accès et ils pourraient par conséquent empêcher à leur gré la venue des “ indésirables.

Evidemment, les propriétaires de rues qui choisiraient d’exclure les “éléments indésirables” devraient en payer le prix : la surveillance policière coûterait plus cher, la fréquentation des boutiques de la rue serait affectée et la circulation des invités des riverains, entravée. De tout cela résulterait sans aucun doute, dans une société libre, une configuration diversifiée des règles d’accès, certaines rues (et les quartiers délimités par elles) étant ouvertes à tous, d’autres imposant diverses formes de restrictions.

De même, le problème du “Droit” de libre immigration de l’homme serait résolu par un régime où routes et rues sont privées. Il ne fait pas de doute que les barrières actuelles à l’immigration restreignent non pas tellement le “Droit à l’immigration” que le Droit des propriétaires de louer ou vendre .à des immigrés ce qu’ils ont en leur possession. Il ne saurait y avoir de Droit de l’homme à l’immigration, car cela signifierait le Droit de s’introduire sur une propriété, mais sur la propriété de qui ? Si Primus veut immigrer aux Etats-Unis, on ne peut prétendre qu’il ait le Droit absolu de venir n’importe où puisqu’il faut tenir compte des propriétaires actuels qui ne veulent pas de lui chez eux. D’autre part, il peut exister et il existe certainement d’autres propriétaires qui sauteraient sur l’occasion de louer ou de vendre une propriété à Primus, et les lois actuelles qui les empêchent de le faire violent leurs Droits de propriété à eux.

Tout le problème de l’immigration se résoudrait dans la matrice des Droits de propriété absolus caractéristiques de la société libertarienne. Car les gens n’ont le Droit de déménager que sur les propriétés et les terrains que les propriétaires actuels veulent bien leur louer ou leur vendre. Dans la société libre, les gens auraient le Droit de voyager sur les seules voies dont les propriétaires leur permettraient l’usage et, ensuite, de louer ou d’acheter leur logement auprès de propriétaires consentants. Tout comme dans le cas de la circulation dans les rues, on verrait sans aucun doute apparaître une configuration diverse et variée de règles d’immigration.


[164] Cf. le raisonnement dans Rothbard, Power and Market, pp. 238-240. Cf. aussi Rothbard, For a New Liberty, pp. 42-44.

* L’auteur utilise ici le terme “liberals” qui, au sens américain, est plus proche de “social-démocrate” que du terme français “libéral” ; Il désigne les “libéraux” au sens du XIX° siècle anglais par “classical liberal" ou plus souvent (pour les critiquer) par “free-market” ou “laissez-faire”. Les libéraux français du XIX° siècle, dans la mesure où ils sont plus cohérents, sont pour lui des “libertarians” : c’est le cas de Dupont de Nemours, Destutt de Tracy, Jean-Baptiste Say, Charles Comte, Charles Dunoyer, Augustin Thierry, Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari, Edmond About, Yves Guyot, etc. C’est vrai aussi des “libéraux” américains associés à la Révolution américaine ou liés à la tradition française. De manière générale, nous avons traduit le “liberal" américain par “social-démocrate”, “de gauche” ou “socialiste”. [N.D.T.]

[165] Un exemple particulièrement net de contradiction est le Professeur Peter Singer, qui appelle explicitement à conserver le concept des Droits pour la liberté personnelle, tout en versant dans l’utilitarisme dans les affaires économiques et dans le domaine de la propriété. Peter Singer, “The Right to Be Rich or Poor”, New York Review of Books, 6 mars 1975.

[166] Rothbard, Power and Market, pp. 238-239.

[167] Sur la citation de Holmes, cf. Rothbard, For a New Liberty, pp. 43-44 ; et Power and Market, pp. 239-240. Pour une critique définitive de la réputation usurpée de Holmes comme un défenseur des libertés civiles, cf. Mencken, Chrestomathy, pp. 258-64.

[168] De plus, l’idée que le fait de crier “au feu” cause en soi une panique est déterministe. ce n’est qu’une autre variante du mythe impliqué dans l’”incitation à l’émeute” dénoncée plus haut. C’est aux gens qui sont dans la salle de juger l’information qui leur parvient. Si ce n’était pas le cas, pourquoi le fait d’avertir contre un vrai incendie ne serait-il pas punissable, puisque lui aussi peut créer une panique ? Le trouble causé par le fait de crier “au feu” n’est un motif de poursuites qu’au titre de la violation des Droits de propriété exposée dans le texte ci-dessous. Je dois cette remarque au Professeur David Gordon.

** Le premier Amendement à la Constitution américaine, qui est aussi le premier article de la Déclaration des droits, protège la liberté d’expression.[N.d.T.]

[169] Irving Dillird, éd. One Man’s Stand for Freedom, New York : Knopf, 1963, pp. 477-78.

[170] Bertrand de Jouvenel, “The Chairman’s Problem,” American Political Science Review, juin 1961, pp. 368-372. L’essence de cette critique de Jouvenel est parue en italien in Murray N. Rothbard, “Bertrand de Jouvenel ed i diritti di proprietá,” Biblioteca della libertá, 1966, N°2, pp. 41-45.

Murray Rothbard in L'éthique de la liberté

samedi 15 novembre 2008

Lettre à la Flicaille (Pierre Lemieux)

10. Lettre à la flicaille
Durant la traversée des quartiers populaires, on voyait parfois un flic se glisser honteusement dans son domicile, par une porte basse.
André Thirion 48

Hé ! le flic, c’est à toi que je cause.
Tes supérieurs te demandent de faire la sale besogne du gouvernement fédéral et de faire appliquer les nouveaux (encore d’autres !) contrôles des armes à feu, qui ont transformé en criminels des centaines de milliers, voire des millions, de Canadiens. Il s’agit d’une tâche indigne d’une police qui serait au service des citoyens. Ces contrôles prévoient des peines de prison pour des gens dont le seul « crime » consisterait à refuser d’être fichés et d’obéir à des lois et règlements arbitraires, immoraux, liberticides et contraires à nos traditions. Une minorité importante et croissante de la population s’oppose à ces contrôles. Il est fort probable que la majorité même les rejetterait si elle en connaissait la nature. De toute manière, ton rôle n’est pas d’imposer à des minorités pacifiques n’importe quels diktats d’une quelconque majorité. À l’école de police, on t’a enseigné que tu protégeais « la société ». On a oublié de te dire que cette société est composée d’individus et que ton rôle n’est pas de protéger une collectivité abstraite en criminalisant des individus pacifiques réels. On a oublié de te dire que la règle de droit n’est pas cohérente avec n’importe quelle sorte de loi. On a oublié de te dire que la « tyrannie de la majorité » (comme disait Alexis de Tocqueville il y a 150 ans) demeure une tyrannie. Au fond de toi-même, tu sais que j’ai raison. Tu sais que ces prétendues lois ne sont pas de la même nature que les lois contre le meurtre, le vol ou le viol. Tu sais que ces prétendues lois ne font que transformer d’honnêtes gens en criminels artificiels. De plus – et permets-moi d’être clair là-dessus –, tu es notre employé, et non notre maître. Tes pouvoirs sont entièrement délégués par nous et tu n’en as aucun qui ne m’appartienne aussi. Regarde-toi : tu n’as pas honte de porter à la ceinture une arme qui m’est interdite depuis les derniers décrets dits lois ? C’est nous qui payons ton salaire. Et ce « nous » comprend les minorités pacifiques. Sans l’appui général des citoyens respectueux du droit, tu ne serais bientôt, au mieux, qu’un fier-à-bras de la garde prétorienne du régime ; au pire, un petit flic corrompu dans une république bananière. Tu répondras peut-être que tu ne fais que gagner ta vie et faire ton travail – comme tous les tontons-macoutes de l’histoire. Ce genre de contrainte ne dispense personne de respecter le droit et la morale. Ne te place pas dans la position d’un ennemi des citoyens pacifiques. Pour regagner ma confiance, tu as du chemin à faire !

En vérité, c’est davantage le supérieur du petit flic qui mérite notre mépris. Les flics ordinaires, sans doute, sont moins dangereux.

En 1996, le directeur d’un des postes de police de la Communauté urbaine de Montréal avait été l’un des instructeurs du camp de rééducation dont j’ai parlé au chapitre 7. C’était un vieux flic – vieux, c’est-à-dire sans doute plus vieux que les 48 ans que je portais alors. Il n’approuvait pas les contrôles des armes à feu qui existaient ou se dessinaient alors. Souhaitant corriger ce qu’il disait être la mauvaise perception que j’avais de la police, il m’invita à faire une nuit de patrouille avec un de ces hommes.

On ne me donna certainement pas le flic le plus dangereux du district. Appelé « superviseur » dans la hiérarchie policière montréalaise, il était plus jeune que moi. Il me laissa fumer dans la voiture de police même si le règlement l’interdisait. Du reste, nous trouvâmes un paquet de cigarettes vide sous le pare-soleil. Même s’il n’était pas un intellectuel, mon flic était un homme raisonnable, intéressé à la discussion, qui admettait facilement (par exemple) que la criminalisation des drogues douces était discutable. D’entrée de jeu, je lui dis que j’étais un criminel puisque, chez moi, mes armes n’étaient pas « entreposées de manière sécuritaire » et qu’il devrait m’arrêter. Pris par surprise, il me dit : « On ne vous ferait pas cela à vous, Monsieur Lemieux. »

Je ne raconterai pas tous les événements de cette nuit riche en apprentissage, même si elle fut plus paisible qu’on ne s’y attendait. Mon hôte avait choisi le jour actif par excellence, celui où les assistés sociaux reçoivent leur chèque, achètent de la bière et de la cocaïne, et finissent par se taper dessus. Un des appels auxquels nous répondîmes fut du reste de ce genre-là. J’appris alors que les assistés sociaux utilisent leur carte plastifiée d’assurance maladie pour faire leurs lignes de coke. « Vous, à Outremont, me dit mon flic, vous prenez des cartes de crédit. »

Un autre des incidents pour lesquels nous fûmes appelés concernait une bataille entre deux prétendants amoureux. Nous arrivâmes devant la maison à appartements alors que deux autres voitures de police étaient déjà sur place. Les belligérants avaient déguerpi, laissant à la dulcinée convoitée le soin de recevoir la police. Nous étions tous sur le trottoir près de la pelouse. L’un des flics fumait. Plutôt jeune – 30 ou 35 ans –, il avait été auparavant flic dans un village de la Beauce québécoise. Chassez le coureur des bois et il revient au galop : j’en profitai pour entamer la conversation en lui racontant comment, en 92-93, à l’époque où les taxes avaient fait doubler le prix du tabac, j’achetais des cigarettes de contrebande. Mais il était aussi coureur des bois car il m’avoua en souriant qu’il avait fait la même chose.

En général, les jeunes flics qui sont nés avec une carte d'assurance maladie entre les dents et un numéro d’assurance sociale tatoué sur le front, et qui ont subi sans protection le grand lavage de cerveau étatiste du 20e siècle, sont sans doute plus dangereux que les flics d’âge mur, qui se souviennent vaguement de la liberté que nous avions dans ce pays. Celui-ci infirmait mon hypothèse.

L’autre voiture qui nous avait précédés sur les lieux de l'incident était occupée par deux fliquesses. Elles étaient peut-être aussi naïves concernant les choses de la liberté que cette autre fliquesse que je rencontrai quelques jours plus tard et qui ne savait même pas que, en vertu de la nouvelle prétendue loi, le revolver à canon court qu’elle portait à la ceinture était désormais interdit aux simples citoyens. Mais l’une d’elles n’était peut-être pas aussi naïve en ce qui concerne les choses de la vie en général. Je lui dis : « Je me demande bien pourquoi ils m’ont mis dans la voiture de ce mâle de superviseur alors que j’aurais pu partager la voiture de deux belles fliquesses comme vous. » Joueuse, elle regarda sa poitrine, qu’elle agita d’un mouvement de l’épaule, et répondit : « Oh ! vous savez, avec notre gilet pare-balles… », de l’air de dire : on ne peut pas faire grand chose. Comme j’étais encore jeune et fou, je l’aurais bien envoyée rouler par terre pour une partie de jambes en l’air.

Hé ! le politicien qui a voté à l’aveugle les dernières lois sur les armes à feu - hé ! l'homme de paille du Parlement, député, sénateur - hé! le ministre fasco-sécuritaire et toi, son complice fasco-béat – hé ! le fonctionnaire du ministère de la « Justice » et de l’infâme Centre canadien des armes à feu – hé ! le dirigeant de police qui mène ta petite croisade de pouvoir en faveur de ces prétendues lois – c’est à toi que je cause. « PM » ne signifie pas « premier ministre », mais « permis de merde ». C’est toi qui m’as cherché, alors que je ne faisais que vivre ma vie pacifique. Est-ce que je t’ai déjà demandé, moi, de me raconter tes chagrins d’amour sous la menace de mes armes ? Tu te prends pour qui, demi-civilisé d’Ottawa, demi-urbanisé de Québec ? C’est toi qui devrais te glisser honteusement chez toi par une porte basse, alors que tu es grassement payé avec l’argent extorqué à tes victimes mêmes, et détourner ta tronche de voleur et d’assassin quand ta femme et tes enfants te regardent. Si tu n’as pas encore tué de coureurs des bois, c’est simplement parce qu’ils se sont écrasés devant ta garde prétorienne. C’est toi qui détruis notre capital social d’honnêteté. Et ne sois pas cent pour cent sûr de toi : c’est peut-être toi qui finiras tes jours en prison avec Fidel Castro et ses pareils. Qu’est-ce que tu as fait de nos libertés ? Mon mépris pour toi est indicible, mais il n’est rien à côté du mépris dont les historiens de l’avenir accableront ta mémoire, si seulement ils distinguent ta gueule de sous-caporal dans la fournée des traîtres.

48 Le Grand Ordinaire, Paris, Éric Losfeld, 1970, p. 26.



Pierre Lemieux, in Les Confessions d'un Coureur des Bois

vendredi 7 novembre 2008

Un entretien avec le médecin (Verly)

Ma pauvre femme est toujours à l'hôpital. Le médecin m'a engagé à espacer mes visites le plus possible, pour lui éviter des causes de surexcitation. Lorsque j'arrive, elle se jette passionnément dans mes bras, comme si je venais d'échapper à quelque grand péril, et quand je la quitte, ce sont chaque fois des scènes de désespoir. Quand je suis parti, elle est en proie à une agitation extrême, que suit une sorte de prostration; elle pense sans cesse à moi, à ses enfants, à son père, s'imagine que nous sommes exposés à toutes sortes de persécutions et de dangers et s'affole à l'idée qu'elle ne nous reverra plus. Son esprit ne s'est pas encore remis des ébranlements successifs causés par la fuite de François et d'Aline et par la mort de notre petite Marie.
J'étais si inquiet de son état que, hier, j'ai voulu prendre à ce sujet l'avis de notre vieux médecin, qui la soigne depuis notre mariage et connait très bien son tempérament. Il venait de voir un jeune suicidé et était tout attristé de n'avoir point réussi à le rappeler à la vie.
- Désolé de ne pouvoir vous satisfaire, mon brave Martin, me dit-il. Voyez il est cinq heures : j'ai dépassé la limite maxima de ma journée de travail, et jusqu'à demain matin, il ne m'est plus permis, malgré la meilleure volonté du monde, de faire acte professionnel. J'ai déjà été dénoncé trois fois par de jeunes confrères réprimandés, eux, pour n'avoir pas justifié de l'emploi régulier de leurs huit heures, et j'ai été sévèrement puni pour surproduction. Une nouvelle récidive pourrait entraîner pour moi les conséquences les plus graves.
Je m'abstins donc d'insister, et nous nous mîmes à causer de choses étrangères au sujet qui m'intéressait. Il me reparla de la visite qu'il venait de faire et de la multiplication vraiment effrayante des suicides depuis la socialisation de notre pays.
- Votre jeune homme était probablement un amoureux désespéré? observais-je.
- Non. Dans le nombre des suicides, il en est assurément qui ont pour cause des chagrins d'amour. La politique ne peut rien changer à cela : il y a toujours eu et il y aura toujours des amants rebutés et des femmes délaissées. L'amour ne se décrète pas plus que la fidélité. Mais l'espèce d'épidémie qui va croissant de jour en jour à une autre origine. J'ai été médecin militaire, vous savez, et j'ai eu l'occasion d'observer des cas analogues au régiment. J'ai vu des jeunes gens de bonne constitution, qui ne se plaignaient ni de l'ordinaire, ni de l'uniforme, ni de la chambrée, se détruire simplement parce qu'ils ne pouvaient s'habituer à la discipline qui leur était imposée et à la monotonie de la vie de caserne.
- Ces jeunes soldats avaient pourtant la perspective d'en être quittes après deux ou trois ans et de recouvrer alors leur entière liberté?
- Parfaitement. Mais la nostalgie ne raisonne pas. Eh bien ! nous nous trouvons ici en présence de cas identiques, aggravé par le défaut total d'espérances. Les restrictions apportées à la liberté personnelle, l'étroite prison morale dans laquelle l'individu se trouve enfermé par l'organisation socialiste de la production et de la consommation, la notion de la perpétuité de cette existence terne et moutonnière qu'aucune initiative ni aucun effort de volonté ne peuvent améliorer, ont diminué dans une telle proportion le charme de la vie, qu'un certain nombre de citoyens en sont arrivés à considérer le suicide comme le seul moyen d'échapper à une destinée intolérable pour eux.

Hippolyte Verly, in Les socialistes au pouvoir